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OMBRES CHINOISES SUR LES TERRES DE MANAS

Avec l'autorisation de la RDN

"Revue de la défense nationale"

Décembre 2018

Rubrique: Approches régionales

 

OMBRES CHINOISES SUR LES TERRES DE MANAS[1]

 

La république kirghize n’a pas confirmé les espérances qu’elle avait fait naitre au début des années 90 quand elle était un ilot de démocratie en Asie centrale. La dégradation de l’économie, la corruption endémique et la criminalité galopante s’expliquent par l’impéritie d’une classe politique clanique qui a privilégié ses intérêts au détriment de ses concitoyens.

A bout de souffle politiquement et économiquement, le Kirghizstan semble à présent confier son destin à son puissant voisin chinois. Mais ce choix, qui s’inscrit dans le cadre de l’initiative « One Belt, One Road » (OBOR) du président XI JINPING et qui se traduira par des investissements financiers considérables, peut à terme menacer sa souveraineté et sa cohésion nationales.

 

 

GRANDES ESPERANCES DEÇUES

 

Au début des années 90, après la dislocation de l’Union soviétique, la jeune république kirghize avait suscité de grandes espérances au sein de la communauté internationale.

Sur le plan politique, au moment où ses voisins directs (Kazakhstan, Ouzbékistan, Tadjikistan) étouffaient toute velléité démocratique et instauraient peu à peu des régimes autoritaires sous la férule d’anciens apparatchiks du parti communiste de l’Union Soviétique (l’Ouzbek KARIMOV et le Kazakh NAZARBAEV), le Kirghizstan s’orientait vers un régime parlementaire. Conformément aux recommandations de la Banque mondiale, Il engageait des réformes qui lui valurent d’être le premier des Etats-membres de la Communauté des Etats Indépendants (CEI)EI à intégrer l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dès 1998.

Pendant de longues années, l’exception kirghize perdurera : liberté d’expression, droit de manifestation pour les citoyens qui iront jusqu’à renverser successivement deux présidents pour sanctionner leur dérive autoritaire (MM AKAEV et BAKIEV), élections libres et pluralistes comme l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE) l’a maintes fois souligné dans ses rapports d’observation électorale.

Sur la scène internationale, la diplomatie kirghize se révélait multivectorielle, nouant de bonnes relations avec l’Union Européenne (UE) et les Etats Unis, sans pourtant s’aliéner l’ex grand frère russe comme en témoigne, après les attentats du 11 septembre 2001, l’installation d’une base militaire américaine à l’aéroport international de Manas et d’une base aérienne russe à Kant.

Dans le domaine de l’économie, sans disposer de ressources considérables comme ses voisins kazakh et ouzbek, le pays n’était pas démuni.

Citons le gisement aurifère de Kumtor, un des plus grands au monde, les réserves en charbon, le potentiel hydroélectrique.  L’agriculture, qui représente encore 14% du PIB et qui emploie 40% de la population, produit coton, laine, viande, fruits et légumes, miel. Enfin, au milieu des années 2000, le tourisme s’est progressivement développé après l’instauration d’un régime sans visa.

En outre, l’apport des travailleurs kirghizes émigrés en Russie ou bien au Kazakhstan représente depuis des années une source de revenus non négligeable.  En 2017, ces derniers ont transféré vers leur pays d’origine près de deux milliards USD, soit 35% du PIB kirghize[2].

Une gestion saine et honnête de ces ressources aurait permis d’entretenir les infrastructures et de subvenir aux besoins d’une population peu nombreuse (5 750 000 habitants en 2017). Il n’en a malheureusement rien été.

L’économie nationale continue de se dégrader et le Fond monétaire international (FMI) a récemment tiré la sonnette d’alarme sur le niveau inquiétant de la dette extérieure qui en 2017 a bondi à 70 % du PIB contre 60,7% en 2016[3]. En comparaison, la dette du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan  s’élève respectivement à 21%, 18% . [4]

Cette situation économique précaire n’est pas sans répercussions sur la vie des habitants dont le revenu mensuel à 92 USD est, avec le voisin tadjik, le plus faible de toute la CEI [5]. Compte tenu du taux de chômage élevé[6], les Kirghizes sont contraints de s’expatrier massivement pour trouver un emploi. Selon les dernières estimations, 640 000 vivraient en Russie, 35 000 au Kazakhstan et 30 000 en Turquie[7].

Tout cela sur fond de corruption et de criminalité organisée qui gangrènent le pays jusqu’au plus haut niveau de l’Etat.

Au classement annuel 2017 de TRANSPARENCY INTERNATIONAL, le Kirghizstan figure au 135 e rang sur 180 pays classés, avec une note médiocre de 29/100. En 2013, le ministre de l’économie Temir SARIYEV estimait que la corruption privait le budget de l’Etat de 750 millions USD.[8] Celle-ci va de pair avec une forte criminalité. Le crime organisé, et en particulier les narcotrafiquants qui font transiter la drogue afghane, bénéficie d’appuis au plus haut niveau de l’Etat : le président BAKIEV n’avait-il pas au cours de son mandat dissous l’agence nationale de lutte contre le narcotrafic ?

 Aujourd’hui, la situation est alarmante : « Le Kirghizstan est considéré comme l’Etat le plus criminalisé de l’Asie centrale post soviétique. On observe une collusion entre les intérêts du gouvernement et ceux du monde criminel dont les représentants légalisent leur position en devenant des parlementaires, des chefs de parti ou des mécènes. »[9] Cette proximité entre le crime organisé et l’Etat explique en grande partie le renoncement des investisseurs étrangers qui préfèrent attendre des jours meilleurs.

La responsabilité de cet échec durable incombe en totalité à l’impéritie de la classe politique kirghize, tous partis confondus, qui a privilégié les intérêts de ses clans au détriment de ceux de la nation.

 L’actuel président, Sooronbaï JEENBEKOV, en est la parfaite illustration. En 2010, nommé gouverneur de la région administrative d’OSH, Il s’est empressé d’affecter gendres, cousins et neveux à des postes clé (cour de justice, agence des cadres, direction des douanes, agence du gaz), pour concentrer dans le giron familial les pouvoirs exécutif, judiciaire, administratif et économique [10]. Quant au parlement à Bichkek, certains l’ont décrit comme un jardin d’enfants pour adultes en manque d’experts capables de juger de la viabilité des lois votées par cette instance nationale ![11]

Dos au mur, à bout de souffle économiquement, les dirigeants kirghizes semblent sur le point de confier totalement leur destin à leur voisin et partenaire chinois de l’Organisation de la coopération de Shanghai (OCS) dont Bichkek assure la présidence tournante depuis l’été dernier.

 

LA TENTATION CHINOISE

 

La coopération sino-kirghize ne date pas d’hier : en 2002 avait été signé un traité de bon voisinage et d ’amitié. Mais c’est une dizaine d’années plus tard avec l’instauration d’un partenariat stratégique (2013) que la coopération bilatérale prit son essor. A cet instant, l’aide internationale ne suffisait plus à contenir la dégradation observée dans tous les domaines : gouvernance, santé, éducation, infrastructures, agriculture. Bichkek décide alors de passer au Chinois[12].

Sur le plan économique, outre la construction de l’autoroute Bichkek/lac Issyk kul, deux projets majeurs sont signés et réalisés, en totalité financés par Pékin. En janvier 2014, une raffinerie de pétrole entre en service à Kara Balta, pour un coût total de 250 millions USD. En août 2015, est achevée une ligne à haute tension Sud/Nord qui traverse le pays sur une distance de 450 km, pour un coût de 345 millions USD.

Parallèlement, la Chine a recours au soft power. Le centre CONFUCIUS   investit 300 000 USD à l’université de Bichkek où il ouvre huit classes et dix huit laboratoires de langue. 600 étudiants sont envoyés en Chine et 800 professeurs bénéficient de cours de perfectionnement en chinois.

Le 6 juin 2018, à la veille du sommet annuel des chefs d’Etats de l’OCS à Qingdao dans l’Est de la Chine, les présidents chinois et kirghize se sont rencontrés lors d’une visite d’Etat. A cette occasion, « l’établissement d’un partenariat stratégique global a inauguré un nouveau chapitre des relations bilatérales entre les deux pays »[13].

Ce document exhaustif[14], qui définit minutieusement les axes de coopération, les procédés mis en œuvre et les sources de financement, appelle trois remarques.

D’une part, aucun des aspects de la vie nationale kirghize n’est délaissé, de l’économie à la sécurité et à la diplomatie, en passant par les infrastructures de transport, l’extraction des matières premières, l’énergie, la santé, la culture, l’éducation, les technologies modernes, le tourisme, l’environnement et même l’archéologie ! Chaque domaine est scrupuleusement analysé : pour l’agriculture, par exemple, sont citées la gestion de l’eau, l’irrigation des terres, l’installation de laboratoires vétérinaires et phytosanitaires pour l’exportation des produits agroalimentaires.

D’autre part, les procédés de mise en œuvre sont listés dans les moindres détails. Ainsi, pour développer les échanges commerciaux, le texte du partenariat prévoit entre autres :

-          L’exclusion de toute forme de protectionnisme,

-          La simplification des procédures commerciales et la facilitation des contacts entre les hommes d’affaires en assouplissant la délivrance des visas,

-          Une meilleure coopération interbancaire par l’organisation de séminaires des cadres sur la gestion et le contrôle des fonds,

-          La création de joint-ventures dans les deux Etats,

-          La mise en place dès que possible d’un vol régulier Bichkek/Pékin,

-          L’intensification des échanges avec la région autonome ouigour du Xinjiang par le biais de la commission intergouvernementale existante.

Enfin, quatre sources de financement, exclusivement chinoises, sont désignées : la banque d’import/export EXIMBANK, la banque de développement de Chine, le Fonds de la Route de la soie, le Fonds de coopération économique « Chine/Eurasie ».

A Bichkek, chacun s’est réjoui de la signature de ce traité qui s’inscrit dans un cadre bilatéral et multilatéral, OCS et OBOR. Les commentaires furent dithyrambiques : « développement commun dans l’intérêt de tous…cette visite a dépassé toutes les espérances…nous devons exploiter au maximum les possibilités qu’offre notre proximité avec ce grand voisin… ».

Certes, le document énonce plusieurs principes qui semblent garantir l’équité du traité et le respect par les Chinois des intérêts et des prérogatives du voisin centrasiatique. « Les parties s’appuient sur les principes du respect mutuel de la souveraineté et de l’intégrité territoriale, de la non-ingérence dans les affaires intérieures, de l’égalité des droits et d’une coopération mutuellement avantageuse ».

Néanmoins, tous ne partagent pas ce bel optimisme et des voix s’élèvent pour que le Kirghizstan ne devienne pas à terme « une république sino-kirghize ».[15]


 

LE REVERS DE LA MEDAILLE

 

Le surendettement constitue la principale menace sur la souveraineté nationale kirghize. En mars 2018, un groupe de réflexion américain[16] a démontré que parmi les 68 Etats ciblés par l’OBOR, huit étaient très vulnérables au surendettement (debt distress). Parmi eux sans surprise figure le Kirghizstan.

Selon le FMI, la dette extérieure de pays pauvres ne doit pas excéder une fourchette comprise entre 50% et 60% du PIB. Or, comme expliqué précédemment, la dette extérieure kirghize a bondi à 70% en 2017 et l’EXCIM BANK chinoise est le principal créancier, à hauteur de 41,3%. Compte tenu des nombreux projets d’infrastructure envisagés à court terme dans le cadre de l’OBOR (centrales hydroélectriques, voie ferrée Chine/Kirghizstan/Ouzbékistan, oléoduc Chine/Kirghizstan…) cette créance ira croissante. Qu’adviendrait-il en cas de défaut de paiement d’autant que cette dette s’inscrit dans un cadre strictement bilatéral et exclut toute médiation d’une organisation tierce comme le Club de Paris ?

L’exemple tadjik fournit des pistes de réponse. En 2016, pour financer deux centrales électriques thermiques à Douchanbe, le président RAKHMON avait accordé à la compagnie chinoise TBEA l’exploitation exclusive de deux mines d’or au nord du pays dans la région de SOGHD.[17] Il est également couramment admis que la cession de terres à Pékin en 2011, dans le corridor du Wakhan et à la frontière de la région autonome du Xinjiang ouïghour, avait permis au Tadjikistan d’effacer une lourde dette.[18] Pour résumer, du troc pur et simple !

De telles pratiques au Kirghizstan mettraient en péril non seulement la souveraineté mais aussi la cohésion de la nation.

En effet, les Kirghizes sont très attachés à leur culture, à leur mode de vie et traditions ancestrales comme en témoigne tous les deux ans l’organisation des jeux nomades où s’affrontent cavaliers, lutteurs, tireurs à l’arc. Craignant pour leur identité propre, Ils ne dissimulent pas la méfiance que leur inspirent ces cohortes d’ouvriers chinois, en majorité des Hans, et qui débarquent sur les grands chantiers financés par Pékin. « Quand vous arrivez à Kara Balta, déclarait en 2016 un député de l’assemblée nationale, vous avez l’impression d’être à Urumchi »[19].

Cette sinophobie ne date pas d’hier : déjà en 2010 à Bichkek, lors des émeutes qui avaient provoqué la chute du président BAKIEV, les manifestants avaient pillé et incendié le centre commercial chinois Guoqing. Elle est bien implantée parmi les commerçants qui redoutent la concurrence chinoise[20] et au sein de courants nationalistes comme « the new generation coalition » par pure idéologie. Ces courants critiquent l’inefficacité de la politique migratoire gouvernementale, dénoncent les dégâts écologiques provoqués par les entreprises chinoises, la mainmise de l’Empire du milieu sur cette minuscule république. Au point que « l’immigration illégale et l’expansion chinoise sont des questions sensibles. Leur politisation pourrait provoquer des mécontentements publics, des manifestations, des arrêts de production et des actes de sabotage dans les entreprises chinoises »[21]. Cette mise en garde ne devrait pas être ignorée car l’histoire récente a montré que les Kirghizes, quand ils sont mécontents, pouvaient avoir des réactions extrêmement violentes.

 

CONCLUSION

 

Le projet OBOR présente d’indéniables avantages pour un pays pauvre, souffrant d’un sous-équipement chronique dans tous les domaines. Comment ne pas se réjouir que la raffinerie chinoise de Kara Balta assure au Kirghizstan 70% de ses besoins en carburants et lubrifiants ?

Cependant les dirigeants de ce pays ne devraient pas perdre de vue que l’OBOR n’est pas une société philanthropique mais un instrument au service de la Chine qui souhaite imposer dans les trente prochaines années sa puissance, son influence et ses standards. Et le danger est bien réel que le Kirghizstan, subjugué par de mirifiques propositions, s’endette inexorablement.

Le réveil sera alors douloureux pour le président et ses successeurs quand ils devront affronter la colère populaire et l’intransigeance du créditeur, lequel a récemment rappelé les règles du jeu par l’intermédiaire de son ambassadeur à Bichkek, monsieur Xiao Qinghua : « La Chine a accordé des prêts à des conditions avantageuses et le Kirghizstan en a clairement tiré profit. Le remboursement de ces prêts devra s’effectuer selon les termes du contrat. La Chine n’a pas d’autres exigences ».[22]

Et Manas ne sera d’aucun secours !

 

 

Daniel Pasquier

 

 



[1] MANAS : héros légendaire d’une épopée populaire. Il a réussi à unir les tribus kirghizes pour vaincre les Chinois. Sa statue équestre est visible sur la place Ala-Too au centre de Bichkek.

[2]  24.kg News Agency 05/12/2017

[3] Site FRANCE DIPLOMATIE : présentation du Kirghizstan.

[4] « Au seuil de la banqueroute : qu’est ce qui peut sauver le Kirghizstan ? » Ferghana.ru 25/11/2016

[5] Selon les données 2017 du FMI, le Kirghizstan est classé 152/192 pour le niveau de vie par habitant.

[6] Selon le site de FRANCE DIPLOMATIE, 60% de la population est sans emploi.

[7] 24.kg news Agency 05/12/2017

[8]« Is Chinese investment really win-win?” EURASIANET 23/07/2013

[9] « Le Kirghizstan devient-il un Etat bandit ? » Ferghana.ru 16/01/2018

[10] « Politique des cadres familiale et clanique de l’administration du Kirghizstan » Centrasia .ru 06/07/2011

[11]  « Parlement kirghize : jardin d’enfants pour adultes » Revue hebdomadaire de la presse kirghize. Centrasia.ru 22/04/2011

[12] « Bichkek passe au Chinois » Grigori MIKHAÏLOV RUS.KG  05/04/2013 

[13] Site officiel du ministère des affaires étrangères de la république populaire de Chine. 06/06/2018

[14] Le texte intégral du partenariat stratégique global et les réactions qu’il a engendrées figurent dans l’édition de l’hebdomadaire « Bichkek soir/ Вечерный Бишкек » du vendredi 29 juin 2018.

[15] « Kyrgyzstan looks to China » Jamestown Foundation M G Smith 11/07/2012

[16] « Examining the debt implications of the Belt and Road initiative from a policy perspective”. Center for global development Mars 2018.

[17] « Chinese company gets gold mine in return for power plants” Eurasianet 11/04/2018.

[18] « The Belt and Road is paved with good intentions” The National Interest 23/08/2018.

[19] Eurasia daily monitor 24/06/2016.

[20] « Hopes and fears on people’s Silk Road in Kyrgyzstan” Asia times 17/01/2017

[21] « China relocating heavy enterprises in Kyrgyzstan” Jamestown foundation 24/06/2016.

[22] 24.kg 16/03/2018

 



23/02/2019
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