LES MISSIONS VUES PAR LE KGB (C.G)
Note de la rédaction
Le comité de lecture du blog est heureux de publier, pour la première fois, un article proposé par un lecteur qui n’est pas un ancien de la MMFL. Il s’agit de CG, étudiant en droit, russophone, qui nous propose un article sur la perception des missions par le KGB.
Cet article est constitué d’un ensemble d’anecdotes extraites des mémoires de plusieurs anciens officiers du KGB. CG reconnaît volontiers qu’elles comportent des erreurs :
- Le général Efim Tchikoulayev, citant la Friedrichstrasse, ne parle pas des Missions mais probablement des patrouilles de présence à Berlin-Est effectuées par les troupes alliées stationnées à Berlin.
- Contrairement aux affirmations de Nikolay Ryjak, les Missions n’ont jamais employé de Citroën, leur garde au sol variable pouvait certes constituer une idée intéressante pour accroître leur mobilité en tous terrains, mais la complexité de leur mécanique a éliminé la marque de la gamme adoptée par les Missions.
- Comme toutes les missions, BRIXMIS a employé des marins aux époques où les côtes de la RDA n’étaient pas en ZIP. Tel ne fut pas le cas en 1978.
Mais au-delà de ces erreurs de détail remontant à des souvenirs imprécis vieux de 40 ans, l’article donne, au mieux, l’impression d’échanges équilibrés entre la Stasi et le KGB. Il n’en est rien. En effet, comme le montre le document joint émanant de la Stasi, la section spéciale du KGB s’occupait bien des missions sur le papier mais pas de la façon dont parle l’article. Ayant constaté très tôt la redoutable efficacité du MfS face aux « ennemis de l’Etat » que constituaient les missions occidentales, le KGB avait entièrement délégué à la Stasi la surveillance des missions. Le KGB s’occupait essentiellement de ses propres citoyens, civils et militaires, en contact avec les occidentaux, comme les personnels de la SRE[1], les unités soviétiques stationnées à Berlin, ses propres missions de liaison en RFA, les personnels de garde aux check-points, les déserteurs etc… En revanche, sans que le MfS ne le demande, le KGB lui communiquait les noms des missionnaires nouvellement affectés, les pink-pass[2], etc… Donc, la mission « prioritaire » du KGB concernant les missions occidentales était en réalité remplie entièrement par le MfS. Ceci ne ressort pas bien de l’article, rédigé à partir de souvenirs d’anciens officiers du KGB, naturellement enclins à enjoliver son rôle, et qui n’avaient peut-être pas connaissance des accords secrets conclus entre la Stasi et le KGB. Ces accords pourraient d’ailleurs faire l’objet d’autres articles.
De même, une forme très particulière de la coopération au plus bas niveau tactique entre la Stasi et le KGB pourrait faire l’objet d’un article : la création, au début des années 70, de groupes mixtes d’observation et d’intervention composés de spetsnaz et d’agents du MfS. Ces petites unités portaient l’uniforme soviétique mais recevaient leurs ordres de la Stasi.
Jean-Paul Staub
LES MISSIONS VUES PAR LE KGB
Si les missions militaires de liaison françaises, américaines et britanniques, chargées durant la guerre froide de la collecte du renseignement en RDA faisaient l’objet d’une surveillance de la STASI (Police politique est-allemande), elles étaient également confrontées à un autre adversaire, moins visible, à savoir le KGB. Plus précisément, de la Direction des « sections spéciales » (3ème Direction du KGB, en charge du contre-espionnage militaire) auprès du Groupement des forces armées soviétiques en Allemagne (GSVG). Laquelle coordonnait ses activités avec la STASI, plus précisément avec le 8ème département principal de la STASI, en charge de la surveillance.
L’ADVERSAIRE : LE CONTRE-ESPIONNAGE MILITAIRE DU KGB
Le contre-espionnage militaire du KGB en RDA a toujours été un service en pointe dans la lutte contre les services occidentaux, entre autres la CIA et le BND ouest-allemand, de par sa position géographique (frontière avec l’Ouest), mais aussi de par la nécessité de protéger les troupes soviétiques contre les opérations de renseignement adverses. Ce n’est pas un hasard si la problématique de l’activité des missions militaire de liaison est traitée par la 8ème Direction principale de la STASI (surveillance) en coopération avec la 3ème Direction du KGB.
Le contre-espionnage militaire du KGB auprès des Troupes soviétiques en Allemagne (Unité militaire 39335).
De 1954 à 1991, le contre-espionnage militaire du KGB auprès du GSVG était dirigé par les responsables suivants:
- Georgy Karpovitch Tsiniev (mars 1954-juin 1958)
- Mikhail BeloOussov (juillet 1958-juillet 1962)
- Alexandre Matveyev (juillet 1962- février 1966)
- Vitaly Fedortchouk (février 1966-septembre 1967)
- Alexandre (Ou Sergey) Titov (1967-janvier 1971)
- Serafim Lyaline (janvier 1971- août 1973)
- Ivan Oustinov (novembre 1973-juillet 1981)
- Alexandre Evdokoushine (mai 1981-octobre 1985)
- Vladimir Ivanov (octobre 1985-octobre 1990)
- Sergey Ryl (1990-décembre 1991)
Il se décomposait de la manière suivante :
- 1er département, en charge de l’Etat-Major
- 2ème département, en charge de la coordination et de la supervision du contre-espionnage militaire sur le territoire de la RDA
- 3ème département, en charge du renseignement extérieur
- Département du personnel
- Département de l’instruction, en charge des enquêtes judiciaires
- 10ème section, en charge des archives
A ce dispositif centralisé s’ajoutaient les « sections spéciales » rattachées aux différentes armées, troupes et divisions soviétiques.
Au début des années 50, le 1er département était à Wünsdorf, près de l’Etat-Major du GSVG, tandis que les 2èmes et 3èmes départements étaient à Postdam. Le 3ème département en 1954, suite aux émeutes de 1953 à Berlin.
Photo de l’incident de BRIXMIS en 1978 près de Rostock, extraite des mémoires de Nikolay Ryjak qui y apparaît tout à droite. Le véhicule n° 8 de BRIXMIS est une Opel Kapitän.
© Nikolay Ryjak
Photo de Nikolay Ryjak en 1976, extraite de ses mémoires © Nikolay Ryjak
LA SURVEILLANCE DES MISSIONS MILITAIRES
Plusieurs anciens membres du contre-espionnage militaire du KGB qui ont servis en Allemagne de l’Est confirment que les missions militaires de liaison faisaient partie de leurs priorités : dans ses mémoires, le général Boris Geraskine y fait expressément référence quand il indique que « pour mener des actions de renseignement et d’autres actions subversives contre le GSVG, les services secrets occidentaux utilisaient nombre de conditions favorables ». Des missions considérées par le général Efim Tchikoulayev, responsable du contre-espionnage militaire auprès de la 20ème armée de la Garde en RDA jusque 1982, comme « très actives » : « je crois qu’ils n’avaient pas une minute de temps libre : à peine, disons, la Friedrichstrasse avait été franchie par les américains qu’en venaient les anglais. Ils couraient tous les polygones, les unités militaires, surtout les Etats-Majors de nos divisions et armées, ils s’efforcaient de les contrôler visuellement et grâce aux technologies… Leur activisme était très fort, malgré la détente à l’internationale ».
Selon le général Geraskine, « avec le temps, les missions militaires de liaison britanniques, françaises et américaines sont devenues une partie intégrante d’importance des structures de renseignement de l’OTAN. ». Les missions, « participaient aux opérations de renseignement HUMINT contre le GSVG, menaient des opérations de renseignement visuel et technique. De plus, américains, britanniques et français se coordonnaient étroitement . Elles comptaient des officiers du renseignement militaire expérimentés, qui généralement parlaient l’allemand et le russe».
Quelle réponse du côté du KGB ? Selon le général Geraskine toujours, les sections spéciales auprès du GSVG « s’opposaient systématiquement aux missions militaires de liaison occidentales . Leurs actions étaient bloquées par l’organisation, en coopération avec notre commandement, de secteurs interdits d’accès de manière temporaire ou permanente, via la désinformation, l’interpellation en flagrant délit, les activités illégales étaient documentées, et si nécessaire nous confisquions les appareils de renseignement et expulsions les officiers du renseignement ». Un tableau un brin idyllique : le général Patrick Manificat, dans son ouvrage consacré à la mission militaire française de liaison (MMFL) relate nombre de succès de l’organisme pour collecter du renseignement en RDA…
Geraskine ne cite pas un seul exemple. Contrairement à l’un de ses collègues, Nikolay Ryjak, encore que le récit de ce dernier contienne plusieurs erreurs. Il décrit dans ses mémoires l’interpellation en flagrant délit d’un équipage de la BRIXMIS près de Rostok, en 1978 : « Dans le secteur de la ville de Rostok, en RDA, était en train d'être terminée la construction d'un gros objectif, destiné à permettre le commandement des troupes dans cette direction. Fut recue une note indiquant que les services de renseignement anglais s'intéressent particulièrement à cet objectif. Se montraient particulièrement actifs la mission anglaise de liaison militaire. Il était nécessaire non seulement d'entraver l'activité de renseignement des Britanniques, mais aussi d'essayer de documenter correctement leurs actions illégales pour la démarche politique ultérieure. Nous avons mené plusieurs actions de ce type, mais chaque fois les Anglais se sont échappés de la zone d'accès restreint, car dans la préparation de ces événements, nous n'avons pas pris en compte un élément important: Ainsi, la Citroën de la mission, si nécessaire, pouvait augmenter sa hauteur, permettant d'augmenter le dégagement, après quoi la voiture nous semait sur le sol vierge labouré. Il fallait les attirer dans la forêt et bloquer leur voiture sur une étroite route forestière. Pour ce faire, nous avons déployé des sources de rayonnement supplémentaires. Un puissant générateur de fréquence imitait l'activité des troupes dans la région. Pendant plusieurs jours, les éclaireurs britanniques circulaient près de la zone d'accès restreint. Bien sûr, tout ce temps, nous nous sommes tranquillement camouflés , et nous faisions à leur égard de la surveillance visuelle. Et un jour la curiosité a prévalu, et les Britanniques ont décidé de pénétrer la zone du site. Tôt le matin à l'aube, la Citroën avec un équipage de la Marine apparut près d'une des fausses positions et fut immédiatement bloquée par nous. Lors de la documentation de leurs actions illégales, j'ai dû agir en tant que commandant militaire de la garnison de Rostock. Bien sûr, les Anglais ont compris à qui ils avaient affaire. En quittant le chef de l'équipage, le lieutenant-colonel Sh. ôta de sa casquette une cocarde, me la donna et me dit: «Merci, collègue, pour la science. Tu m'as trompé, garde-le dans ma mémoire. Ainsi, le commandement du GSVG eut l'occasion de faire une déclaration sur les actions illégales des représentants de la mission britannique."
En revanche, aspect plus inattendu, le contre-espionnage militaire du KGB luttait également contre une autre « menace » représentée par les missions de liaison, au niveau de leurs contacts avec les militaires soviétiques. Officier du contre-espionnage militaire du KGB en poste en Allemagne, Fedor Jorine, évoque dans ses mémoires la demande qu’adresse, début juin 1975, la mission militaire britannique de pouvoir visiter Buchenwald et la ville de Weimar, pour les 30 ans de la victoire contre l’Allemagne nazie. Or, c’est à Weimar qu’était basée la 8ème armée de la Garde du maréchal Tchouykov. Weimar, selon Jorine, était considéré comme « un objectif d’importance des services secrets de l’OTAN ». Et c’est Jorine qui est désigné pour accompagner la délégation britannique, officiellement en tant qu’aide du commandant militaire de la ville de Weimar.
Parfois, la surveillance des missions militaires occidentales lors de leurs rencontres avec des officiels soviétiques tourne au ridicule… Le général Geraskine raconte un tel épisode dans ses mémoires : un chef d’Etat-Major du GSVG avait offert à des officiers de la missions militaire de liaison US, comme souvenir, des insignes de la Garde. La direction du contre-espionnage militaire du GSVG se contente d’en informer la Direction, à Moscou. Grosse erreur : « Apprenant ce fait, un adjoint du directeur du KGB accusa les responsables de la Direction de cacher une information importante, et ordonna de lui faire un rapport sur le présent cas, par télégramme chiffré. Le télégramme a été envoyé. Et que s’est-il passé ensuite ? L’adjoint du directeur (du KGB) a informé le chef d’Etat-Major de l’armée ; ce dernier a appelé le chef d’Etat-Major du GSVG, lequel, à son tour, et à juste titre a exprimé sa perplexité et s’être senti blessé, à mon égard. Ainsi, le cercle s’est refermé. Quel bilan ? Aucun. Si l’on ne compte pas le fait que nous avons travaillés sur des choses inutiles, et que nos relations avec le chef d’Etat-Major se sont compliquées ».
Quel type de relations les Allemands de l’Est entretenaient-ils avec leurs « amis » soviétiques ? Voilà un sujet qui a fait l’objet en son temps de nombreuses supputations et controverses entre missionnaires et « experts » du monde soviétique. Au delà du discours officiel et de la propagande sur la fraternité d’armes, l’égalité et la solidarité entre peuples frères, comment les Soviétiques se comportaient-ils réellement avec leurs alliés qui étaient aussi leurs vassaux ? Et face à l’épineux problème que posaient les Missions alliées pour la souveraineté nationale de la RDA, quelle était la position des Soviétiques ?
L’accès aux archives de la Stasi a permis de prendre la mesure de la complexité de ces relations, qui ont évolué selon les époques. Le lecteur sera sans doute étonné de lire qu’en 1975 les Allemands de l’Est déplorent qu’après tant d’années de collaboration loyale de leur part, leurs « amis » leur « demandent tout le temps d’assurer la sureté des déplacements de leurs troupes », alors que « nos amis ne nous donnent au total aucune information ». « La même chose vaut aussi pour l’information en temps voulu sur la date de l’échange bisannuel de troupes du GFSA », ce qui était d’autant plus surprenant que ces relèves du contingent soviétique étaient planifiées longtemps à l’avance. Ceci en dit plus qu’un long exposé sur le degré de confiance, ou de méfiance, qui régnait entre les « frères d’armes », à moins que ce ne fut qu’une manifestation des rapports de domination que les Soviétiques entretenaient volontairement, ou peut-être aussi inconsciemment du fait de leur complexe de supériorité de « grands frères », à l’égard de leurs « frères ».
[1] La Section des Relations Extérieures de l’état-major du GFSA, en charge du soutien des Missions
[2] Laissez-passer pour visiteurs, ainsi appelés en raison de leur couleur.
C.G
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