Souvenirs d'une spécificité de la section Air : Les missions "R" (Réservées)...
Les missions "R" (Réservées)... Du "Google...map" bien avant l'heure ?
Par Jacques Suspène
Jusqu'au dernier tiers des années 1970, des missions très particulières étaient régulièrement demandées par le commandement de l'Armée de l'Air et incluses dans des programmes de prospections de la section Air de la MMFL. Elles consistaient à fournir le maximum de renseignements sur un secteur géographique déterminé afin d'actualiser les cartes de navigation pour les équipages et les radars de suivi de terrain des aéronefs devant éventuellement effectuer des vols de pénétration sur une zone hostile à très basse altitude et à très grande vitesse.
Si la nature de ces missions était sensible, leur exécution l'était moins sur le terrain car la seule règle impérative était de ne pas laisser deviner l'objectif final de ce type de prospection qui, pour le commun des mortels, pouvait parfois s'apparenter à du tourisme. Même nos alliés ne connaissaient pas la nature exacte de ces missions et aucun élément ne leur était communiqué (films, photos ou rapports). Vis-à-vis d'eux il s'agissait également de "missions touristiques".
Les missions "R" (Réservées)... des missions très peu connues :
Les missions "R", très importantes pour le commandement, n'étaient cependant pas des plus prisées par les équipages Air car elles étaient fastidieuses sur le terrain et au retour chronophages au niveau de leurs restitutions. Elles procuraient cependant des instants de rires et de surprises à des moments imprévisibles notamment lors de contacts avec la population locale, lors de rencontres impromptues y compris avec les suiveurs de la Stasi (les "coulots" dans notre jargon) et parfois même avec des éléments soviétiques isolés.
Les "ordres" déterminaient des zones de prospection de plusieurs dizaines de km² pouvant inclure des zones habitées ou non. Nous devions dans cette zone relever, photographier, déterminer tout ce qui pouvait être important, complémentaire ou modifiant les informations détenues par les experts demandeurs, à l'époque où nos moyens nationaux d'observation satellitaire étaient encore très peu développés. Lors de ces missions nous embarquions toujours l'ensemble de nos équipements opérationnels au cas où nous tomberions sur une activité militaire ou si par chance nous découvrions un nouvel objectif.
Dans les zones habitées nous devions notamment réaliser estimer les hauteurs des habitations, des immeubles, des différentes infrastructures ou autres, déterminer leurs dimensions et indiquer la nature de leurs structures. En toutes zones nous relevions le plus précisément possible toutes les infrastructures particulières et/ou remarquables : réseaux électriques importants de surface, réseaux hydroélectriques, centrales thermiques, cheminées de grande hauteur, etc. L'objectif était de rapporter tous les paramètres utiles aux équipages et pouvant être intégrés aux cartes de suivi de terrain du SNA (Système de Navigation et d'Attaque) des aéronefs concernés.
Cet ensemble de paramètres importants s'accompagnait d'un nombre imposant de prises de vues (pdv) qui nécessitaient au retour de mission la réalisation de montages panoramiques ou chaque prise de vue devait se recouper de 60 % afin de permettre des lectures stéréoscopiques. Les photos
nécessitaient d'être "habillées" de nombreux paramètres : relevé sur cartes des points de prises de vues, focales utilisées, relevé des distances, etc.
Durant ces missions nous nous arrêtions souvent dans des librairies pour acheter les cartes postales disponibles et les quelques rares cartes routières en vente. Livres, journaux et revues pouvaient parfois apporter des informations complémentaires à nos observations, telles que des tracés de nouvelles routes et autoroutes en projets, des noms de rues, des délimitations de structures territoriales. Bien souvent cette littérature était aussi très intéressante quand elle traitait des secteurs situés en ZIP (Zone Interdite Permanente).
Carte postale de Treuenbrietzen
Pour l'observateur ayant en charge la rédaction de ces notes particulières de renseignement, le travail était très ardu et demandait de longues journées de restitution où tous ces éléments devaient être intégrés. Pour ma part j'ai eu la chance de suivre deux stages préparatoires à ces missions afin de mieux les appréhender et les restituer, ce qui me fut particulièrement utile.
En compensation, la réalisation de ce type de missions, bien que très opérationnelles, offrait des moments différents et particuliers autres que ceux que nous vivions lors des missions opérationnelles traditionnelles. En effet certaines prospections ne nécessitaient pas une discrétion absolue et le seul impératif était de ne pas faire détecter le but exact de nos pérégrinations. Nous avions parfois besoin de contacts avec la population pour obtenir certaines informations. Hors proximité d'objectifs militaires, en particulier est-allemands (ces secteurs étaient toujours très sensibles) ou de zones interdites, nous recherchions très souvent ces contacts qui s'avéraient majoritairement fructueux malgré la proximité soit de la Volkspolizei ou de la Stasi. Dans les fermes collectives (LPG), les contacts étaient même majoritairement chaleureux et les discussions menées de façon anodine nous permettaient parfois de connaître les dimensions et superficies de ces immenses serres, notamment vitrées, courantes en RDA. D'ailleurs souvent dans les LPG, des équipages furent dépannés en toute discrétion et très souvent dans une ambiance plus que cordiale... Bien des fois ces contacts se terminaient même de façon « abreuvante »...
Des contacts avec des ouvriers sur des chantiers d'ouvrages particuliers, par exemple sur autoroutes, nous permettaient d'en connaître le but. Ainsi à une occasion nous apprîmes que des travaux sur une nouvelle autoroute en construction concernaient la création d'une future "portion d'autoroute aménagée en piste pour avions", à première vue rien ne le laissait deviner (elle en deviendra l'une des plus belles avec parking avions dissimulés dans les virages et emplacements pour les déploiements techniques - radars, logistiques et autres dissimulés dans des aires de repos). Certaines infrastructures de ce type existaient déjà et leurs aménagements étaient des objectifs pour la section Air (ceci fera peut-être l'objet d'un autre article).
Le relevé des tracés des importantes et profondes exploitations, à ciel ouvert, de lignite nous prenait également beaucoup de temps avec leurs gigantesques installations et superstructures. Mais ce travail devait être minutieusement fait car ces ensembles pouvaient se révéler être de bons échos pour les radars de suivi de terrain.
Excavatrice dans la mine de lignite de Cottbus-Nord (brochure DDR)
Lorsque les voitures de la Volkspolizei s'approchaient trop près de nous, par exemple lors de discussions, nous allions au contact et systématiquement elles s'éloignaient. La réaction de nos suiveurs de la Stasi était identique et ils s'éloignaient encore plus, voire disparaissaient quand ils sentaient que nous allions les photographier (les membres de la Stasi faisaient tout pour éviter d'être pris en photo car ils se doutaient avec raison que nos photos parvenaient aux services de sécurité
ouest-allemands) ou que nous allions les désigner à la population. Nous sachant suivis, parfois nous entrions dans les immeubles et montions un ou deux étages, systématiquement les suiveurs nous emboitaient le pas, nous faisions alors un rapide demi-tour, appareil photo en main, c'était alors pour eux une descente... plus qu'ultra-rapide. Parfois c'étaient eux qui prenaient un escalier, alors ils tentaient de se faire ouvrir une porte pour fuir la photo, nous n'hésitions alors pas à crier « Achtung Stasi »... les témoins présents étaient hilares...
Contact avec la population-ici un mariage (photo Dubos)
Mais... soyons justes... souvent pour des raisons de sécurité tant pour nous que pour l'objet de la mission, c'est nous qui nous éloignions voire quittions la zone, temporairement ou définitivement.
D'autres rencontres fortuites pouvaient se produire, notamment avec des éléments militaires isolés, le plus souvent soviétiques notamment lors des périodes de moissons ou de travaux agricoles car il n'était pas rare que des soldats y participent au nom de la grande fraternité des peuples socialistes. Les rencontres étaient cordiales et souvent non agressives. Parfois nous surprenions des moments de "troc", où contre boissons ou nourritures les militaires échangeaient notamment du carburant en jerrycans. Ces types de rencontres se terminaient parfois autour d’une bouteille de Cognac, boisson stratégique que les équipages avaient souvent à bord... au cas où. Évoquer la formidable aventure de l'escadrille Normandie-Niemen permettait très souvent d'amorcer des dialogues amicaux.
Ainsi la section Air de la MMFL, par ce type particulier de mission, apportait d'une façon peu connue, une contribution opérationnelle importante aux unités de notre Armée de l'Air chargées d'atteindre des objectifs sensibles en cas de conflits. Ces missions représentaient l'un des aspects les moins connus des « secrets de la guerre froide », y compris même pour des missionnaires. Ainsi elles ajoutaient un "instrument" supplémentaire à l'homme-orchestre qu'était un observateur "Air" de notre belle MMFL.
Amicalement à tous et peut-être à bientôt... pour d'autres petites aventures vécues avec passion au sein de cette magnifique unité qu'était la MMFL.
Jacques Suspène
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