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LA NOUVELLE STRATEGIE RUSSE DE SECURITE NATIONALE

Par Daniel Pasquier

 

 

L’oukase présidentiel n° 400 a été publié par la chancellerie du Kremlin le 2 juillet 2021 : long de 44 pages, publié uniquement en langue russe, ce texte définit la nouvelle Stratégie de sécurité nationale.

 

La nouvelle Stratégie de sécurité nationale est la cinquième adoptée par la Russie depuis 1997 afin de fixer les orientations de sa doctrine de sécurité. Le document-cadre doit désormais être révisé tous les six ans et est l’objet d’une action coordonnée des pouvoirs publics et de la société civile, sous la direction du président de la Fédération de Russie. Le Secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de Russie [1]rédige annuellement un rapport dans lequel il informe le Président de l’avancement des mesures préconisées dans ce document.

 

  1. SYNTHESE DE L’OUKASE PRESIDENTIEL

 

11. La vision d’un monde chaotique et hostile

 

 

 Le monde contemporain traverse une période de profondes transformations.  Des Etats désormais plus puissants voire de nouvelles structures régionales viennent bousculer l’ordre établi en interférant dans le processus décisionnel politique et économique international ; des sociétés transnationales tentent de limiter le rôle des Etats. Les tensions sont d’autant plus palpables que certaines puissances occidentales traditionnelles s’efforcent par tous les moyens de préserver leur hégémonie.

 

Tout cela est source d’instabilité et d’insécurité d’où les nombreux conflits en cours au Proche Orient, en Afrique du nord, dans l’espace post soviétique ou dans la péninsule coréenne sans oublier la montée du radicalisme et de l’extrémisme. Cette instabilité prospère d’autant plus que le rôle d’organisations internationales majeures comme l’Organisation des Nations Unies (ONU) décline et que l’efficacité des systèmes et traités garants de la sécurité mondiale et du désarmement s’affaiblit.

 

Dans ce contexte, la Fédération de Russie doit être vigilante car elle est fréquemment la cible privilégiée de menaces multiformes au premier rang desquelles figure la menace militaire que représentent les Etats Unis et leurs alliés de l’OTAN, clairement désignés comme l’ennemi numéro un. L’extension et le déploiement d’infrastructures et de formations militaires de l’Alliance atlantique à proximité des frontières russes, l’activité croissante de ses services de renseignement, le projet de déploiement en Europe de fusées de courte à moyenne portée laissent planer le risque d’un affrontement armé sur les lisières occidentales de la Fédération.

 

A la menace militaire se superpose la menace économique, domaine dans lequel la Russie doit affronter une concurrence déloyale et l’application unilatérale de mesures restrictives, (les sanctions) dont le but est de nuire à l’économie nationale et de freiner son développement. Ainsi, « l'attention accrue du monde aux problèmes du changement climatique sert de prétexte pour restreindre l'accès des entreprises russes aux exportations, pour établir des contrôles sur les voies de transport et empêcher le développement de l'Arctique par la Russie ».

 

Cependant, ces risques aisément identifiables ne sauraient occulter un autre péril plus insidieux et tout autant redoutable, à savoir « ces forces destructrices, à l’étranger et dans le pays, qui tentent d’exploiter les difficultés socio-économiques afin de stimuler des processus sociaux négatifs, d’exacerber les conflits interethniques et interreligieux et de manipuler la sphère de l’information ». Qu’il s’agisse d’Etats inamicaux, d’associations transnationales, d’organisations non gouvernementales (ONG) ou de groupes marginaux, leurs objectifs sont identiques :

 

-          Présenter la Russie comme un ennemi qui s’ingère dans les affaires intérieures des Etats (élections, attaques cybernétiques) pour les déstabiliser ;

-          Créer des schismes dans la société russe en radicalisant les mouvements de protestation ;

-          Saper les valeurs morales, spirituelles, historiques et culturelles de la Russie en introduisant des orientations et croyances en contradiction avec les croyances du peuple russe ;

-          Réécrire et falsifier l’histoire.

 

12. Un catalogue de mesures

 

 

Pourtant, ce monde à l’instabilité géopolitique chronique offre à la Fédération de Russie l’opportunité d’affirmer sa place dans la communauté internationale et d’affermir « son rôle comme un des centres d’influence du monde contemporain ». Mais, cela implique en priorité « le renforcement de la stabilité intérieure et du potentiel économique, politique, militaire et spirituel de la Russie ».

 

S’ensuit un vaste catalogue de mesures concernant neuf domaines vitaux et pour chacun desquels seront seulement mentionnées ici quelques mesures clés.

 

-        la préservation du potentiel humain : améliorer la qualité de vie par la hausse des salaires, permettre l’accès au logement et aux soins médicaux de qualité, perfectionner l’enseignement général, réaliser des infrastructures communales adaptées, accroitre l’espérance de vie ;

 

-        La défense du pays : maintenir le potentiel de dissuasion nucléaire, assurer l’indépendance technologique du complexe militaro industriel, mieux coordonner les mesures politiques, diplomatiques, économiques et militaires pour prévenir tout emploi de la force armée contre le pays ;

 

-        la sécurité de l’Etat et de la société : renforcer la lutte contre la criminalité et la corruption en particulier en combattant les détournements de fonds publics ; prévenir le terrorisme et le radicalisme ; mettre fin à l’immigration illégale ;

 

-        la sécurité économique: moderniser les entreprises industrielles et les infrastructures  en réalisant des programmes d’investissements et d’innovations à grande échelle ; libérer l'économie  de sa dépendance critique vis-à-vis des importations de technologies étrangères ; s’opposer aux tentatives d’Etats étrangers de réguler les marchés mondiaux qui sont des secteurs clés des exportations russes; réduire les écarts de développement entre les différents sujets de la Fédération ; stabiliser le rouble et poursuivre la dédollarisation ; saturer le marché intérieur de produits « made in Russia » ; achever la gazéification des régions .

 

-        la sécurité de l’information : contrer l’action des organisations terroristes, des services spéciaux étrangers et des organismes de propagande dans la sphère informationnelle de la Fédération de Russie ; fournir à la communauté russe et internationale des informations crédibles sur la politique intérieure et la diplomatie.

 

-        la science et de la technologie : élaborer et mettre en œuvre une politique concertée aux niveaux fédéral, régional, industriel et corporatif qui permette à l’économie russe de développer des technologies d’avenir (nanotechnologie, robotique quantique, intelligence artificielle) ; susciter l’intérêt et la participation du monde des affaires au développement technologique ; attirer au travail en Russie des scientifiques de niveau mondial ainsi que de jeunes et talentueux chercheurs ; défendre la propriété intellectuelle.

 

-        la protection environnementale et l’exploitation rationnelle des ressources : assurer une croissance économique et un développement industriel respectueux de l’environnement ; diminuer le niveau de pollution de l’air et prévenir la pollution des eaux de surface et souterraines ; augmenter l’efficacité de la surveillance écologique étatique ; améliorer le niveau d’éducation et de culture environnementales des citoyens.

 

-        le maintien des valeurs morales et spirituelles russes : défendre le devoir de mémoire et le souvenir historique en soutenant les projets relatifs à l’éducation patriotique ; défendre l’institution familiale, les notions de patriotisme et de citoyenneté ; protéger la société russe contre l’expansion de croyances et d’orientations contraires à ses traditions, et ses convictions ; soutenir la langue russe comme langue d’Etat.

 

-        la coopération internationale avec des partenaires dignes de confiance : dans ce monde instable, la Russie conduit une politique extérieure indépendante, pluri vectorielle, prévisible et pragmatique pour prévenir l’utilisation de la force militaire. Elle prône le renforcement de l’ONU et de son conseil de sécurité. Elle cherche à éviter l’apparition de foyers de tension dans son environnement immédiat. Ses partenaires privilégiés sont, outre l’Inde et la Chine, les Etats membres de la communauté des Etats indépendants (CEI), du pacte de sécurité collective (ODKB), de l’organisation de la coopération de Shangaï (OCS), des BRICS (Brésil et Afrique du Sud) ainsi que les républiques d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. Elle souhaite favoriser l’essor d’entités régionales et sub régionales, véritables plateformes de dialogue, en Asie pacifique, en Afrique et en Amérique latine.

 

 

 

2.  COMMENTAIRE

 

 

D’abord, « le fait central de cette nouvelle stratégie est qu’elle se concentre sur la Russie elle-même »[2]. Cela est incontestable puisque 70% du texte sont consacrés aux lacunes intérieures de la Russie actuelle : déséquilibre économique entre les différentes régions, dépendance excessive des technologies de pointe étrangères, entreprises industrielles souvent vétustes, réseau de transport et voies de communication  insuffisants,  faible niveau de vie des habitants pour ne pas dire pauvreté, système de santé  sous-équipé et ne répondant pas aux besoins des patients, espérance de vie inférieure à celle des Etats occidentaux, corruption rampante y compris dans les sphères étatiques … .Cette longue énumération sonne aussi comme un aveu de son  échec de la part du pouvoir politique.

 

Autre caractéristique majeure, cet oukase marque un tournant en matière de politique étrangère, confirmant la volonté d’afficher le pivot asiatique souhaité par Vladimir Poutine. L’OTAN et ses alliés sont l’ennemi principal comme en atteste la fermeture récente des missions et bureaux d’information auprès de l’Alliance Atlantique.  En Norvège, le 25 octobre, Serguei Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, expliquait ironiquement que « les relations avec l’OTAN ne peuvent pas être catastrophiques puisqu’il n’y a plus de relations »[3]. Quant à l’Union européenne, elle est totalement ignorée : elle n’est pas citée une seule fois en 44 pages !

 

Enfin, la prise en compte des problèmes environnementaux jusque-là négligés par les autorités moscovites, les gouverneurs de région, les grands groupes industriels est un fait nouveau. Les récentes catastrophes comme les incendies de la forêt sibérienne, les inondations, la pollution de la rivière Ambarnaya et du lac Piassino près de Norilsk en juillet 2020 ou la fonte du permafrost ont sans doute accéléré ce processus. Lors de son intervention à la COP 26, début novembre 2021, le président russe a jugé que la situation était grave en Russie où la température moyenne des dix dernières années a, selon lui, augmenté de 1,5 degré soit 2,5 fois plus que la moyenne planétaire.

Reste à savoir si cette directive présidentielle influera sur la politique intérieure de la Fédération ou bien restera lettre morte. Plusieurs évènements observés depuis sa publication autorisent un certain optimisme.

 

 Ainsi, le budget 2022 et la prévision budgétaire 2023/2024, votés le 28 octobre en première lecture par la Douma d’Etat, donnent la priorité à la santé, à l’éducation et à l’action sociale[4] (24,6% du budget national) ainsi qu’au développement des régions. Sur ce dernier point, le premier ministre Mikhail Michustin a nommé, en juillet, sept vice-premiers ministres curateurs des sept districts fédéraux de la Fédération[5]. Par exemple, Tatiana Golukova, actuelle ministre de la santé et de l’éducation et Alexandre Novak, ministre de l’énergie, sont respectivement responsables du district sibérien et du nord Caucase. En liaison avec le conseil d’Etat et le conseil présidentiel, ces curateurs devront surveiller l’essor socio-économique dans leur zone de responsabilité, le soutien aux PME, la création d’emplois, l’attractivité des investissements. Ils auront aussi à assurer la discipline budgétaire afin que les dépenses engagées correspondent effectivement aux besoins réels des populations.

 

Mikhail Michustin aura un rôle central dans cette vaste entreprise mais il semble être l’homme de la situation. C’est certes un technocrate qui a parfaitement réformé le service national des impôts mais c’est aussi un homme de terrain qui multiplie les voyages en province pour rester au contact des réalités de la Russie profonde. A vous de jouer monsieur le premier ministre !



[1] Nikolai PATRUSHEV, ancien directeur du FSB

[2] “Russia’s national security strategy: a manifesto for a new era” /Carnegie Moscow Center/Dimitri Trenin / 6 juillet 2021.

 

[3] « Russia Today » langue anglaise. 29 octobre 2021

[4] Discours d’Andrei Makarov, président de la commission budgétaire de la Douma d’Etat 28 octobre 2021. НТВ Сегодня

[5] « Tous les districts fédéraux auront un curateur au sein du conseil des ministres ». Agence TASS, 19 juillet 2021



15/02/2022
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