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La KOMENDATOURA de POTSDAM par le Commandant Claude LEGENDRE, épisode 5.

Rédacteur : Jacques Suspène

 

 

 

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Dessin réalisé par l’auteur en couverture de son document

 

 

 

Neuvième et dixième jour de détention, toujours des « heurts » avec les « geôliers » … et souvenirs des réceptions officielles entre les Missions et les Hautes Autorités Militaires Soviétiques stationnées en RDA .…. moments exceptionnels et si enrichissants de découvertes …..

 

 

Le neuvième jour, tôt le matin, le capitaine de jour (celui-ci était convenable) s’enquit de l’état de l’équipage qu’il avait à garder. Comme je préparais déjà quelque chose pour les jours prochains si nous n’étions pas libérés, je lui répondis simplement en parodiant une sentence russe connue : « Nous ne sommes pas nombreux, mais nous sommes français ». Une heure après, c’était le tour du Colonel Souchko de poser la même question. Il eut droit à la même réponse et eut la courtoisie d’esquisser un sourire.

 

Il y eut un événement en début d’après-midi : les sentinelles avaient revêtu la tenue de sortie. Nous ne sûmes pas pourquoi. Fusillade ?

Le Lieutenant-Colonel Grichel vint plusieurs fois, mais je ne fus pas convoqué. Je me détournai ostensiblement lorsqu’il passa.

En fin d’après-midi un planton vint peindre en vert criard le bac métallique qui nous avait servi jusqu’ici de lavabo. Le réduit qui abritait la chose fut même nettoyé. Y avait-il une inspection en vue ?

 

Les réceptions officielles – il n’y en avait pas d’autres – constituaient l’événement dans ce petit monde des hauts-gradés de l’Armée Soviétique et des trois Missions occidentales en Allemagne de l’Est.

Une fois par an, les Soviétiques nous invitaient au Mess de Potsdam à l’occasion de leur Fête de l’armée. Exceptionnellement, on nous conviait à voir un film à un autre moment de l’année. La grande salle du Mess de Potsdam était ornée d’un portrait de Lénine gigantesque et qui était fait de façon telle que l’on était suivi par ses yeux où que l’on soit situé. Trouvaille subtile du KGB ?

 

De grandes plantes vertes placées dans des caisses en bois de forte taille entouraient une table de plus de vingt mètres de long. Des serveuses russes, plutôt moins mal attifées que les épouses des généraux, circulaient constamment avec boissons, zakouskis, rondelles de pain débordant de caviar, et surtout des verres de vodka petits et grands.

 

L’objectif de nos hôtes était de nous enivrer, le nôtre de faire ce qu’il fallait pour ne pas l’être. Lorsque l’on se retrouvait avec un verre plein à la main, on essayait de faire rire l’adversaire avec une phrase drôle au point qu’il renversait la tête en arrière, à la façon russe. Pendant ce court instant, l’épouse prenait notre verre de vodka, le passait dans son dos et en jetait le contenu dans le terreau des plantes vertes, et en même temps elle passait à son mari le verre qu’elle-même tenait dans l’autre main et qui était rempli d’une eau minérale russe dite borjom. Cela fonctionnait à merveille.

 

*

 

Les trois Missions invitaient les Soviétiques et les autres Missionnaires lorsqu’elles célébraient leur propre fête nationale.

Mon premier Quatorze Juillet à Potsdam se présenta quelques jours à peine après mon affectation à la Mission française. Je découvris ainsi ex abrupto ce monde particulier où chaque parole devait être pesée, chaque geste mesuré. Pour tous nos invités nous étions la France. Ceci nous imposait gentillesse, amabilité, discrétion, tout en montrant que nous étions de bons linguistes, mais aussi des officiers qui avaient fait campagne.

Ce jour-là, les Soviétiques arrivèrent tous ensemble dès le début de la réception, pile à l’heure. Les présentations furent faites avec soin, mais sans que l’on apprenne quoique ce soit sur les fonctions précises de chacun.

 

Les conversations allaient bon train. Un Général soviétique haut placé sortit une petite énormité calculée, qui dans ce monde restreint, donnerait à jaser par la suite.

Les libations échauffèrent vite les buveurs. Les Missionnaires, qui étaient expérimentés, savaient se tenir. Ce n’était pas toujours le cas, m’avait-on dit de certaines épouses, britanniques ou américaines. Et en effet cette fois, quelques-unes furent un peu pompettes en fin de soirée.

 

Les Soviétiques avalaient surtout du cognac, et plusieurs vacillèrent bientôt sur leurs jambes. L’un d’eux, pourtant connu comme ‘politique’, fut  ivre au point de perdre connaissance et il fallut l’emporter par les aisselles, souliers crissant sur le gravier. On ne le revit plus par la suite. Muté en Sibérie ?

Nous organisions aussi un repas en hiver à notre Maison de Potsdam. Les invitations aux Soviétiques étaient faites longtemps à l’avance. Nous recevions une liste de ceux et celles qui viendraient, liste qui était toujours modifiée in extremis pour mesurer notre aptitude à réagir.

Lors de l’une de ces réceptions d’hiver, notre Chef de Mission désigna chacun de ses officiers comme chef de table, car c’était un repas par petites tables. Je me trouvai responsable de trois invités, un colonel et deux dames.

Les femmes soviétiques étaient assez rondes en général ; elles  avaient une allure de petites bourgeoises démentie par un maquillage excessif, et surtout une couleur de cheveux d’un roux vif qui en France aurait fait mauvais genre.

Il fallait essayer de mettre à l’aise nos hôtes, qui pour un soir sortaient de leur monde clos et surveillé, et donc il importait surtout être enjoués, aimables à la française  et éviter à tout prix des bévues de langage ou de comportement.

Après un hors d’œuvre délicieux et très apprécié, le plat principal fut servi. Il était fait de poisson, très joliment présenté, et pour lequel des couverts à poisson avaient été disposés de part et d’autre des assiettes. Catastrophe, ces dames refusèrent d’être servies. Je détournai la conversation en parlant de la belle France (sans aller jusqu’à évoquer la mode parisienne) et de la Russie (j’employai le mot, au lieu d’Union Soviétique) qui était non moins belle, je parlai du génial Pouchkine, du cher Zola (que je détestais, mais qui était populaire là-bas), jusqu’à ce que les poissons fussent représentés ; et cette fois, miracle, ces dames se laissèrent servir avec empressement. L’explication me vint : elles avaient vu comment les autres convives utilisaient ces couverts étranges qu’elles voyaient pour la première fois.

 

Les réceptions américaines étaient …U.S. ! Les plats servis s’éloignaient  assez du goût français, ainsi des huitres sans coquilles dont il fallait se servir dans une énorme bassinoire bouillonnante chauffée par une lampe à feu nu. Dans un angle  de la pièce principale une pièce de jambon de grande taille reposant sur un grand plat d’argent était placée sur une table basse aux pieds contournés. Un sous-officier gigantesque, en général un noir, coupait des tranches pour les invités avec un sabre sifflant qu’il maniait d’un retour de bras. On buvait du ‘Bourbon’. Curieusement, le ‘Coke’ n’abondait pas. Je me contentais de ‘tonic without gin’, ce qui étonnait.

 

Chez les Britanniques, les réceptions étaient select comme tout ce qui est formal dans leur pays. Je m’y trouvai un jour entre le Général commandant Brixmis et un Général d’aviation soviétique à la parole carrée. Ils avaient à se dire des piques, et l’on me pria de traduire cela de russe en anglais et d’anglais en russe. Je marchai sur des œufs pour réussir cet exercice de haute voltige.

 

*

 

Le dixième jour au matin, constatant que les perspectives de libération étaient de plus en plus incertaines, je résolus de troubler le calme de nos geôliers.

Je demandai à voir le Colonel Souchko, lui dis que j’avais à faire une déclaration officielle, et qu’il devrait la transmettre à sa hiérarchie. Notre demande était simple : étant donné notre état sanitaire, nous avions besoin de voir un médecin. Si un Français n’était pas accepté, que ce soit un médecin de la Croix Rouge d’un pays neutre, Suisse ou Suède. C’était clair et précis.

 

Assurément, nous n’étions guère brillants : contusions lors de l’accident, dix jours au froid sans guère de protection, et sans avoir beaucoup mangé. Souchko pouvait se  poser des questions. Il réfléchit un moment puis, sans doute incertain des conséquences que pourrait avoir un refus de sa part, il m’assura que ma demande serait transmise.

Dans la journée, les heurts avec les porteurs de nourriture de notre villa se reproduisirent. Le Commandant Chardon fut de nouveau repoussé par le capitaine de jour, fort excité, auquel je servis carrément qu’il n’était pas civilisé (nié koultournyï) et que je me  plaindrais  auprès du  Colonel Souchko. Ceci le calma.

 

Dans l’après-midi vint le vilain Polozov qui me dit que l’on envisageait d’installer trois lits dans la salle d’attente. Je ne fis pas écho à son propos, mais profitai de la rencontre pour lui demander malignement comment lui, interprète professionnel, traduisait en français le mot russe pochlost. Déjà Tchékhov, ajoutai-je, était accablé par cette ‘vulgarité prétentieuse’ (ma traduction) qu’il observait partout chez les Russes de son temps. La Grande Révolution avait-elle amélioré les choses ? Polosov s’éclipsa.

 

Le soir, le capitaine de jour nous proposa trois repas préparés par le cuisinier de la Komendatura. Je refusai tout net. Sur ce, mon Adjudant Lemerre aperçut le soupirail  qui aérait la cuisine installée en sous-sol, et à travers lequel on voyait le cuisinier affairé à ses plats. Il eut alors cette phrase de choix, prononcée avec un vrai accent parigot :

« Alors, le cuistot, on assaisonne avec le poison du KGB ? »

Cela venait tellement bien que nous éclatâmes tous les trois d’un rire merveilleux, entraînant, réjouissant, en vrais Français privés de rire depuis si longtemps. La sentinelle nous regarda sans comprendre.

Le soir tard, le Colonel Souchko me dit que son Commandement enverrait un médecin soviétique pour nous examiner. Je refusai net et ajoutai : « Vous devez comprendre pourquoi. »

 

*

 

Comme la DDR n’était pas reconnue, ce qui indisposait le Quai d’Orsay qui aurait voulu y avancer ses pions, il y avait parfois à résoudre des cas difficiles. Notre Mission, qui était seule à représenter la France dans ce pays occupé, était habilitée à régler les choses cas par cas, et ce sans contact direct avec les ‘autorités compétentes’ de ce pays.

Un jour, la SRE nous avertit qu’un coureur cycliste français avait été accidenté au cours d’une épreuve sportive en DDR, et qu’il était à l’hôpital de Potsdam en voie de guérison. Les Allemands de l’Est autorisaient son retour à Berlin-Ouest. En d’autres termes, ils souhaitaient s’en débarrasser.

Le Colonel Rohé organisa le transfert avec une ambulance militaire dernier cri, équipée pour le transport de blessés graves. Lorsqu’elle pénétra dans la cour de l’hôpital de Potsdam, tout le corps médical, médecins et infirmières, était aux fenêtres pour regarder cette voiture rutilante, comme ils n’en avaient jamais vu. Quelques médecins vinrent admirer l’installation intérieure.

Le cycliste était sympathique, heureux de pouvoir repartir dans son pays. Dans le trajet vers Berlin-Ouest il nous raconta que des journalistes est-allemands étaient venus la veille le photographier - keep smiling ! - non sans avoir au préalable disposé derrière son lit une petite table chargée d’oranges et de bananes, fruits qui étaient inconnus au commun des mortels en DDR.

 

*

 

Note du rédacteur :

 

Après les souvenirs décrits dans cet épisode, le Commandant LEGENDRE en évoquera  d’autres plus opérationnels dans le prochain. Nous constaterons aussi sa recherche de contacts avec le commandant de la KOMENDATOURA. Au douzième jour, il détectera une activité inhabituelle et l’équipage commencera une  procédure de destruction d’informations sensibles.



14/02/2024
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