LA KOMENDATOURA DE POTSDAM par le Commandant Claude LEGENDRE Episode 1
Rédacteur : Jacques Suspène
Dessin réalisé par l’auteur en couverture de son document
INTRODUCTION :
LA KOMENDATOURA DE POTSDAM est un document personnel rédigé par le Commandant LEGENDRE. Il m’a été confié par sa veuve, Madame Maria LEGENDRE, qui m’a autorisé à l’utiliser au profit de notre Blog de l’AAMMFL (Amicale des Anciens de la MMFL). Je l’en remercie vivement. Cet incident majeur pour la MMFL qui a été suivi de plus de 13 jours de détention pour l’équipage, s’est déroulé en avril 1969 et il est à noter que ce document fut rédigé seulement en 2012, quelques mois avant le décès de son auteur.
Ce document, qui sera publié en plusieurs épisodes, relate cette dure et pénible détention de l’équipage. Certains de ces épisodes relateront aussi des observations de vie en RDA.
Les conditions de détention furent particulièrement sévères pour l’équipage, obligé de coucher treize nuits de suite dans leur voiture accidentée, avec un pare-brise éclaté, sans possibilité de chauffage par des températures nocturnes inférieures à zéro. Le temps était exécrable, alternant pluies abondantes et bourrasques violentes avec un froid et une humidité difficile à supporter dans l’immobilité, sous la surveillance constante de sentinelles soviétiques en armes.
Je considère cette publication comme un devoir de mémoire envers ce valeureux officier Saint-Cyrien et éminent linguiste. Il parlait non seulement couramment le russe mais aussi l’allemand, l’anglais, l’italien, l’espagnol, le néerlandais et le serbo-croate. Dessinateur et aquarelliste, il fut également le créateur de notre bel insigne de la MMFL.
Comme l’écrit le Général MANIFICAT dans l’un de ses ouvrages (Au cœur de la Guerre Froide – Editions H&C) « cet insigne a toujours été très recherché par des collectionneurs en raison de sa rareté. Sa symbolique officielle était simple : l’étoile rouge matérialisait la liaison auprès du Commandement soviétique, l’épée représentait l’armée de Terre, l’aile symbolisait l’armée de l’Air et le fond blanc signifiait la pureté de nos intentions ».
Mais en terme non diplomatique, les missionnaires Terre et Air protégeaient le monde libre, symbolisé par le blanc, de la menace soviétique représenté par l’étoile rouge.
Ce premier épisode commence par deux documents extraits d’un fascicule interne à notre Amicale rédigé par les Généraux Huet et Manificat : un CR du Commandant LEGENDRE, signé par le Lieutenant-Colonel ROHE, Chef de la MMFL à cette époque, et un autre CR rédigé par ce dernier. Suivra une courte introduction au document du Commandant LEGENDRE.
A la suite de son accident du dimanche 13 avril 1969, la VGL (Véhicule de Grande Liaison) de la MMFL est remorquée le lendemain par les Soviétiques de la Komendatoura de Dresde (sous le commandement du Colonel MALYI) à celle de POTSDAM sous le commandement du Colonel SOUCHKO. Elle y arrive à 18h50, elle est aussitôt parquée dans la cour avec une sentinelle en armes placée à proximité.
Le Chef de la Section des Relations Extérieures Soviétiques, le Colonel GRETCHICHKINE, arrive plus tard à la KOMENDATOURA et c’est à ce moment que débute le récit du Commandant LEGENDRE qui a attribué très souvent des pseudonymes aux personnels de la MMFL et à ses deux courageux équipiers.
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Début du texte du document du Commandant LEGENDRE :
Début du texte de l’épisode 1
Le Colonel Gretchichkine commença sans autre façon :
« Vous êtes un assassin ! »
« Vous êtes spécialiste !? » rétorquai-je du tac au tac.
En Soviétique bon teint qu’il était, il avait à me terrifier dès le départ : de la toute-puissance de son Système, de son Marxisme, de son Armée ; et en même temps, en bon Russe, il devait sans doute chercher les deux ou trois sens éventuels de cette phrase que j’avais prononcée d’un ton détaché, semi-interrogatif, avec un léger sourire gardé pour laisser l’incertitude. Se douta-t-il que j’avais lu Dostoïevski ?
Ayant retenu la version insolente de ces trois mots, il en fut abasourdi. Comment un simple commandant français, officier d’une petite nation, d’une petite armée, coupable, et au demeurant leur prisonnier dans le pays qu’ils occupaient, avait-il la témérité de ne pas se courber ! Ces diables de Français ! Son Général lui avait bien dit :
« Méfiez-vous, avec eux on ne sait jamais … »
En fait, ‘on’ c’était lui, et lui n’en savait pas plus. Quelques phrases lues dans Pouchkine et autres bons auteurs russes sur les Français légers, inconstants, irréfléchis… et aussi les anecdotes sur les ‘Frantsouziki de Bordeaux’, petits bourgeois replets du XIXe siècle, et les ‘centimchtchiki’ si près de leurs sous. Mais c’était là des images apprises. Que savait-il d’autre, alors qu’il n’était sorti de son pays que pour occuper cette ancienne Prusse, l’Allemagne de l’Est, où la haine des Welches régnait encore ? S’était-il rendu compte, en interprétant mes paroles qu’il avait sous-estimé l’adversaire ? Quelle bévue pour un soldat !
Il est vrai que s’il portait les épaulettes à deux bandes et trois étoiles d’un colonel, il n’en avait point l’allure ni la physionomie. Maigre, le visage chafouin, il flottait dans un uniforme mal coupé et peu seyant, et n’avait pas cette cambrure redressée que l’on peut observer chez les officiers de toutes les nations. On l’aurait vu ‘Accusateur public’ dans des temps de troubles. Même son nom était pour nous disgracieux, dérivant du mot russe qui signifie : sarrasin, blé noir. A son propos, je pensai à une phrase que j’avais retenue de La Bruyère, dont les ‘Caractères’ m’avaient enchanté à l’âge où l’on découvre la vie : « A quelques-uns l’arrogance tient lieu de grandeur, l’inhumanité de fermeté, et la fourberie d’esprit. » Il faut dire que je l’avais déjà pratiqué depuis des mois.
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Mon équipage, l’Adjudant Lemerre, le Caporal Anstey et moi-même sortions d’une rude épreuve : un accident de la route dont nous n’étions pas responsables avait fait un mort est-allemand sur l’autoroute de Dresde. Notre voiture très endommagée avait été remorquée jusqu’à la Komendatoura locale, c’est-à-dire le Bureau de garnison. Nous y avions été parqués dans une arrière-cour bétonnée et entourée de hauts murs. A trois heures du matin un officier soviétique immense vint nous voir, proférant des paroles menaçantes. Je m’efforçai de le persuader que notre Chef de Mission devait être prévenu, et que ceci était obligatoire en raison de l’Accord de 1946 dont je lui lus un paragraphe.
« Da ! Da ! » dit-il, et je compris à son inflexion de voix qu’il n’en ferait rien…
J’essayai de me consoler en pensant qu’il commettait là une erreur qui pourrait ensuite lui être reprochée par sa hiérarchie. Il s’en moquait, bien sûr, mais avec ces étrangers on ne sait jamais.
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Ce deuxième jour de détention, dans l’après-midi, nous fûmes remorqués jusqu’à Potsdam avec un grand déploiement de voitures soviétiques accompagnantes, et là on nous poussa dans l’avant-cour de la Komendatoura. Deux sentinelles en armes furent placées à côté de notre voiture. On nous indiqua un poste d’eau et des toilettes. Puis rien ne se passa.
Dans la soirée vint le Colonel Souchko, Major de garnison. C’était un bel homme, qui était ce jour-là en bottes et culottes de cheval, spectacle peu commun dans l’Armée Soviétique. On aurait pu l’imaginer officier dans un Régiment de la Garde du Tsar avant 1917. Il fut correct, manifestement ennuyé de nous avoir comme hôtes. Je lui demandai si mon Chef de Mission avait été prévenu :
« Mais bien sûr, obligatoirement (obiazatielno !). » Il ne s’enquit pas de savoir si nous avions été blessés ou avions besoin de quelque chose, mais nous annonça la venue imminente du Colonel Gretchichkine.
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Notre voiture était très endommagée : le pare-brise avait volé en éclats au moment de l’accident, le moteur était hors d’usage, et par un froid prussien nous avions quelque mal à rester en état. Nos vivres de réserve étaient minces et nous n’avions pas de linge de rechange. Nos précieuses couvertures nous avaient permis de dormir, à tout de rôle, dans la Mercedes.
Les Soviétiques allaient certainement tâter le terrain lorsque nous serions épuisés.
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Nous étions membres d’un organisme très particulier, mais très officiel, intitulé la ‘Mission Militaire Française de Liaison près de l’Armée Soviétique en Allemagne de l’Est’, mission qui existait depuis 1946. Un accord signé par les deux parties fixait nos attributions et nos droits, en particulier celui de circuler. Comme les Soviétiques voulaient montrer leur force pour faire peur, mais pas le détail de leurs Forces de façon que l’on ne sache pas les contrer, nous faisions tout pour voir, et eux tout pour nous en empêcher.
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Notre Chef de Mission, le Colonel Rohé, était officier de l’Armée de l’Air, jeune, brillant, polyglotte et versé dans le renseignement. Son adjoint, le Commandant Chardon, était officier de l’Armée de Terre. Grièvement blessé pendant la guerre, il avait été ensuite expert dans le renseignement outre-mer. Par ailleurs il était incollable sur les campagnes napoléoniennes, notamment celles d’Allemagne.
Pour mener à bien ses tâches, le Colonel disposait de plusieurs officiers des Armées de Terre et de l’Air, au total six, parlant tous anglais ou allemand, et en outre russe pour trois d’entre eux ; les sous-officiers - triés sur le volet et quelques-uns bilingues/allemand - provenaient de différentes Armes et spécialités, ce qui était une richesse ; les soldats étaient pour moitié des conducteurs, souvent des Alsaciens, et pour moitié des secrétaires bilingues/anglais.
Nous disposions de passeports soviétiques, les ‘Propousks’ qui nous permettaient d’avoir sept équipages dehors, c’est-à-dire en Allemagne de l’Est, ce pays dont l’abréviation était : DDR.
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Basés à Berlin-Ouest, heureusement, nous disposions aussi d’une propriété à Potsdam. Celle-ci était composée de deux maisons, l’une très vaste réservée aux réceptions, l’autre plus modeste où résidaient un sous-officier gérant, l’Adjudant-chef Blangetas et sa famille, et plusieurs conducteurs.
Les équipages y venaient entre deux sorties et pouvaient s’y restaurer. L’on n’y parlait jamais de service car les murs étaient notoirement truffés de micros.
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Comme le Colonel Souchko l’avait indiqué, Gretchichkine arriva plus tard, très tard en fait. Les Soviétiques aimaient troubler les gens la nuit. Il était accompagné de toute une traîne de militaires et de civils renfrognés.
C’est là qu’il proféra l’exclamation citée au début de ce récit.
Comme cela n’avait pas eu d’effet, il monta ses menaces d’un cran: « Vous avez commis un crime de droit commun et vous serez livré avec votre équipage aux autorités compétentes. » C’était là le terme que les Soviétiques employaient pour ne pas prononcer le mot ‘DDR’, que nous récusions en l’appelant devant eux ‘la soi-disant DDR’.
Et il ajouta, pour terminer sa phrase : « Pour être jugé conformément aux lois … »
« Cela me paraît difficile », l’interrompis-je, la voix sereine. « D’une part ce n’est pas prévu dans l’Accord ; d’autre part, comme vous le savez, pour la France ces autorités non seulement ne sont pas compétentes mais même n’existent pas. »
Qu’avais-je comme autres armes, face à ses menaces, que la vivacité de repartie et le détachement ? Un autre coup d’épingle consistait à ne parler que français avec lui, de façon à laisser Sokolov, leur interprète, patiner sur certains mots difficiles bien choisis, douter de finales télescopées et de e muets inattendus, sans parler de mots d’argot acceptables mais qu’il ne connaissait certainement pas, ayant perfectionné son français en Algérie indépendante. Je jugeai préférable de les énerver plutôt que de sembler à bout de forces et mûr pour leurs chausse-trapes.
« De toute façon », lui dis-je, « je suis officier français ; si vous me tuez on donnera mon nom à une promotion de sous-lieutenants. »
Là, l’interprète perdit pied, n’ayant aucune idée de ce dont je parlais. Je n’insistai pas.
On exigea ensuite que chaque membre de l’équipage rédige une déclaration écrite sur les circonstances de l’accident. Je refusai. Alors on accepta une déclaration orale de moi seul. J’insistai sur le fait qu’une BMW bien connue nous poursuivait depuis un long temps et que la victime, qui était sur sa moto, avait traversé l’autoroute perpendiculairement au sens de la marche.
Sur le premier point, pas de réponse : si pour nous la DDR n’existait pas, pour eux c’étaient les suiveurs qui n’existaient pas. Sur le second point on me déclara que les conclusions de l’enquête de la Volkspolizei étaient à l’inverse de mes déclarations.
Malgré les affirmations des Soviétiques, je compris que mon Chef de Mission n’avait pas été prévenu. Bien sûr, je tins au courant mes deux compagnons d’infortune de ces péripéties.
Cette nuit-là et les nombreuses qui allaient suivre, je revis bien des choses observées en DDR au cours des mois précédents.
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Ce pays avait des aspects qui à nos yeux de Français étaient souvent illogiques, parfois absurdes.
Un jour, nous avions été immobilisés à un carrefour par un jalonneur soviétique ; il n’était pas agressif et nous pria seulement d’attendre. Un groupe d’enfants sortant de l’école nous entoura bientôt, occasion pour nous de distribuer des bonbons et de donner une orange à la plus âgée qui avait une dizaine d’années. Elle fit des yeux ronds et nous confia qu’elle n’en avait jamais vu de sa vie. Sa petite sœur, qui semblait avoir huit ans, ne connaissait même pas le nom allemand de cette chose bizarre.
Comme les membres du Parti unique avaient seuls le droit de posséder un fusil de chasse, le gros gibier abondait dans les bois. Le danger de les voir bondir sur la route était réel. Les équipages rapportaient quelquefois des biches que leur voiture avait heurtées.
A Halle je vis une fois, au très petit jour, un homme accoudé au parapet d’un pont et qui était habillé dans un costume noir du XVIIIe siècle : hauts de chausses noirs, bas noirs, escarpins, tricorne. Acteur de théâtre en goguette ?
Un spectacle courant était celui de monitrices de jardins d’enfants qui promenaient jusqu’à six bébés dans des voitures conçues pour cet usage. On nous avait expliqué que ceci était fait intentionnellement pour développer l’esprit collectif dès le jeune âge.
Parfois des cirques ambulants de petit format se traînaient dans des carrioles en bois sur les petites routes de campagne. Une affiche bariolée dessinée à la main et une boîte aux lettres oscillante ornaient l’arrière du véhicule de queue. Sur ces itinéraires secondaires on pouvait aussi rencontrer des locomobiles rouillées arrêtées au milieu de la chaussée et qui semblaient dater du siècle précédent.
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Note du rédacteur :
Cet épisode 1 se termine par un extrait de vie courante en RDA que chaque missionnaire pouvait voir et vivre, parfois de façon surprenante, lors de ses déplacements et ceci jusqu’à la fin des Missions de Liaison. La MMFL est dissoute le 30 juin 1991. Comme l’écrit le Général MANIFICAT dans son livre « Renseignement et Action » (Edition H&C), la MMFL fut une « Unité de Recherche Humaine avant l’heure », elle revivra sous une autre forme au sein de de la Direction du Renseignement Militaire.
L’épisode 2 débutera par un descriptif de la Section des Relations Extérieures (SRE) chargée des contacts avec les trois missions Etrangères : Française (MMFL), Britannique (BRIXMIS) et Américaine (USMLM). Sera aussi évoqué le troisième jour de détention suivi de courts commentaires sur la Volkspolizei, la STASI et sur la vie locale.
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