secrets-de-la-guerre-froide

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Un blocage (presque) raté.

Par Frédéric Oros

 

Par un petit matin froid de février, je me réveille doucement, la tête encore embrumée, et surtout les membres engourdis par la nuit passée recroquevillé sur le siège de la VGL.  A l’extérieur sur le capot, l’adjudant-chef Michel S. prépare du café soluble. Je ne l’avais même pas entendu sortir de la voiture.  J’ouvre la portière et péniblement, fais deux pas dans la neige en m’étirant.

 

-          Alors la Colo ! Vous avez l’habitude de faire la grasse-mat au 1er ? dit-il en me tendant un quart de café brûlant.

 

Michel S., figure légendaire du 13e RDP et le verbe haut en couleur, avait l’habitude de « charrier » les sergents du 1er RPIMa, bien qu’il ait fait ses classes à la citadelle de Bayonne dans les années soixante.

En fait, Michel et moi nous nous connaissons depuis plusieurs années déjà. J’étais au départ affecté au bureau « documentation/renseignement » du 1er RPIMa et nous collaborions sur des dossiers de fond, afin d’étudier certaines unités soviétiques, en relation directe avec M. Louisin, la « mémoire vivante » du bureau rens. du CCFFA de Baden. A ce titre nous avions une réunion d’échange à peu près tous les six mois.

 

Le froid piquant du petit matin me réveille bien plus que le café. Les premières lueurs de l’aube sont là et il va falloir nous remettre en route. Depuis hier après-midi nous parcourons le « local », cette zone d’approximativement 60 Km autour de Berlin, en quête de tout indice sur les forces soviétiques.

Depuis quelques jours, il avait beaucoup neigé, plus de 80 cm par endroit, mais les axes principaux étaient parfaitement dégagés. Cependant depuis la veille, nous essayions autant que possible d’éviter les routes sur lesquelles les Est-Allemands avaient répandu du lisier de porc en guise de produit antigel. Cela produisait une sorte de boue marron nauséabonde sur la chaussée, qui se collait sur tout le sous-bassement de la voiture et générait une odeur pestilentielle difficile à supporter.

 

En milieu de matinée, sur une route d’un blanc immaculé, à environ 300 mètres, une UAZ 469 militaire venant vers nous tourne sur sa gauche et s’engage sur un chemin fraîchement déneigé, certainement à l’aide d’un tracto-pelle, en direction d’un petit massif forestier situé à 400 mètres de la route, puis disparaît de notre vue. Michel S. trouve tout de suite cela curieux et me demande de ralentir. Nous constatons en passant que le chemin est profondément marqué par des empreintes de véhicules, ainsi que quelques traces de chenilles. Par chance la route contourne le bois et furtivement j’aperçois quatre antennes fouet qui dépassent les frondaisons des conifères enneigés, ainsi que deux paraboles caractéristiques, probablement d’un R-400 au sommet de leur mat.

 

-          Il doit y avoir un déploiement ou quelque chose comme ça, me dit Michel.

-          Oui, ils n’auraient pas installé des trans. juste pour faire prendre le frais aux antennes par un temps pareil !

 

Nous faisons plusieurs kilomètres pour contourner la forêt, revenant même sur nos pas afin d’essayer de voir ce qui se passe derrière les arbres, et surtout pour savoir si le chemin a une sortie, mais sans réel succès.

Revenus à notre point de départ, finalement Michel S. prend la décision de s’engager, malgré l’incertitude de trouver une échappatoire, sur le chemin partant vers la forêt.  Au bout de quelques centaines de mètres, à notre grande surprise, nous nous retrouvons au milieu d’une dizaine de véhicules russes et de militaires qui nous regardent ébahis …

Michel peste, surtout contre lui-même, de s’être jeté ainsi dans la gueule du loup !

J‘accélère pour tenter de me dégager mais en face de moi, le parechoc d’un Zil-131 ravitailleur SA-6 me ramène à la raison. L’UAZ que nous avions vu auparavant vient se placer derrière la Mercedes, la cause est entendue, nous sommes bel et bien bloqués.

 

Honnêtement, je suis un peu dépité, c’est mon premier blocage (et le seul d’ailleurs), et j’appréhende la réaction des militaires soviétiques. Michel, lui, n’a pas bronché, et discrètement a enclenché le dictaphone qui est dans sa main. C’est alors que je comprends que nous sommes en fait au beau milieu d’un déploiement d’une unité SA-6. Sur notre droite, en demi-cercle, tous les véhicules de soutien sont en place et un peu plus loin, je peux apercevoir 2 TEL (*) en batterie et un radar « Straight Flush » encore recouvert de neige sous sa bâche. Michel S. l’air de rien, énonce en fait tous les types et numéros des véhicules qu’il peut voir sans bouger de son siège afin qu’ils soient enregistrés par le dictaphone. Nous essayons d’avoir l’air détendus et de garder un sourire de façade.

 

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… en face de moi le parechoc d’un Zil-131 ravitailleur SA-6 me ramène à la raison.

 

A l’extérieur, les soldats russes commencent à s’approcher de la voiture, plus animés par la curiosité que par une quelconque hostilité d’ailleurs. Je pense qu’ils ont été vraiment surpris (autant que nous !)  par notre incursion au milieu de leur dispositif. Après deux ou trois minutes, deux officiers intiment l’ordre aux soldats de regagner leurs postes et mettent en place des sentinelles armées près de la voiture. La plaque d’immatriculation avec ses inscriptions en russe intrigue. Beaucoup de soldats soviétiques n’étaient pas au courant de l’existence des missions alliées et il semblerait que ce soit le cas. Un jeune capitaine tente de nouer le contact après que Michel lui ait montré le document en russe et en allemand justifiant de notre appartenance à la mission militaire française. Curieusement nous sentons un certain flottement dans l’attitude des Russes. Nous sommes vraiment arrivés là comme un chien au milieu d’un jeu de quilles et personne ne semble savoir quelle attitude avoir envers nous.

 

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… nous sommes en fait au beau milieu d’un déploiement d’une unité SA-6.

 



Enfin un Lieutenant-colonel arrive, l’air visiblement courroucé, des « fransouski » au beau milieu de son dispositif, ça fait désordre ! Nous comprenons qu’ils vont prévenir leur hiérarchie et tenter de demander à la SRE de Potsdam de venir. A ma grande surprise, le capitaine me fait signe de baisser ma vitre, il tente de rentrer en contact avec nous. Prudemment, après avoir pesé le pour et le contre avec Michel, j’entrouvre la vitre latérale. Le capitaine, dans un anglais approximatif, tente de nous expliquer que notre voiture bloque l’accès au site et qu’il nous faudrait manœuvrer pour dégager le chemin. Devant nous le Zil-131 empêche tout mouvement et on nous fait comprendre qu’il faut reculer. L’UAZ derrière nous se dégage, je passe la marche arrière mais la Mercedes patine sur la neige glacée et le capitaine intime l’ordre à quatre soldats de pousser la voiture, sous le regard de plus en plus énervé du lieutenant-colonel.

 

Je pensais que les Russes nous auraient demander d’avancer, afin de nous éloigner du site, mais non, contre toute attente, après avoir fait marche arrière sur une trentaine de mètres et légèrement tourné sur la gauche, nous sommes maintenant aux premières loges !  Sur la droite les deux lanceurs SA-6 sont là, les missiles en place mais encore bâchés sous la neige. Plus loin à une centaine de mètres, nous pouvons apercevoir la silhouette massive d’un radar « Long-Track » entre les arbres. De l’autre côté de la clairière, un autre radar « Thin Skin » sur son châssis Kraz-255B oscille frénétiquement. Je suis ébahi, c’est la première fois que j’en vois un « en vrai ». Michel S. n’en perd pas une miette. Il continue d’enregistrer l’ensemble des véhicules visibles avec force détails.

 

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Plus loin à une centaine de mètres, nous pouvons apercevoir la silhouette massive

 d’un radar « Long-Track » entre les arbres.

 

Après une bonne heure d’attente se produit un évènement que nous ne pensions jamais vivre. Le capitaine a vraiment envie de nous parler, il essaye depuis un moment d’engager la conversation.

S’en suivent quelques salutations polies, puis nous entamons un dialogue dans un sabir mêlé d’anglais, de russe, de bribes d’allemand et d’un semblant de langue des signes. L’ambiance se détend et au bout d’un quart d’heure, nous sommes en train de dessiner dans un cahier d’écolier sur le capot de la voiture ce que nous n‘arrivons pas à exprimer par des mots. L’officier supérieur étant parti vaquer à ses occupations, sans crainte d’être blâmé par sa hiérarchie, le capitaine et une petite poignée de ses hommes pratiquent « l’entente cordiale ». Nous sommes, Michel et moi, tout de même sur nos gardes.

De la Mercedes nous avons sorti le thermos de café, et là, à notre grand étonnement, nous voyons venir trois soldats avec une table pliante de campagne qu’ils installent à côté de la voiture, des tasses en fer blanc et une théière !  L’instant est surréaliste, deux militaires français en train de boire le thé et le café au milieu d’une batterie de missiles Sa-6 !  Je n’aurais jamais imaginé vivre un blocage de la sorte. Un sous-officier nous montre ses insignes sortis de sa poche et nous fait comprendre discrètement qu’il est prêt à les échanger … Les lois du commerce international sont dures, alors depuis la banquette arrière de la VGL, je sors de mon sac mes armes secrètes : un catalogue de La Redoute et un paquet de bonbons Krema ! …

 

Avant de venir à la mission de Potsdam, j’avais été prévenu par mes prédécesseurs que les soviétiques étaient friands des catalogues de vente par correspondance occidentaux. En effet, n’oublions pas que les officiers et sous-officiers du GFSA étaient affectés pour plusieurs années en Allemagne de l’Est avec leurs familles. Leurs épouses, généralement très bonnes couturières, souvent par nécessité vu le contexte économique des pays de l’Est, appréciaient les catalogues de La Redoute ou des 3 Suisses car elles pouvaient s’inspirer de la mode occidentale au travers des photos et réaliser ainsi leurs robes et tenues « à la mode de l’Ouest ». Donc c’était une monnaie d’échange redoutable ! Les bonbons Krema, que nous achetions par paquets de 500g aux Economats de Berlin-Ouest étaient aussi très prisés.

 

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Les armes secrètes : catalogues de La Redoute et bonbons Krema …

 

Au bout de quelques minutes, une chapka, une baïonnette d’AK-74 et un t-shirt à rayures bleues changent de mains contre un catalogue et un paquet de bonbons. Michel complète sa collection d’insignes soviétiques tout en ne perdant pas de vue notre mission initiale, chaque indice, du nombre de soldats aux caractéristiques des engins visibles, sont soigneusement énoncés, car le dictaphone continue de tourner dans sa poche de chemise. Le temps passe, nous donnons le change en étant le plus décontractés possible tout en partageant le thé et le café avec eux. La conversation est cordiale, je réussis même à faire écouter au capitaine la chanson « Ni rouge, ni mort » de Jean-Pax Méfret sur l’autoradio, ce qui me fait encore bien rire aujourd’hui. Celui-ci conclura en Allemand par un Gute Musik ! en levant le pouce. Visiblement il n’avait pas compris les paroles …

 

Au bout de deux heures et demie, le lieutenant-colonel réapparait et avec l’aide du capitaine comme traducteur improvisé, nous explique qu’il n’arrive pas à joindre la SRE de Potsdam. Par contre il va falloir que nous partions car ils vont commencer leur exercice et nous ne pouvons pas rester là !

 

Nous restons quelques secondes incrédules, il n’y aura même pas de tentative de nous faire signer un « Akt » afin de nous faire reconnaitre que nous étions là en toute illégalité à leurs yeux. Et cerise sur le gâteau, après nous avoir chaleureusement serré la main en guise d’au revoir, ils nous ont même escortés jusqu’à la route principale !

 

Dans la voiture, après nous être éloignés, nous sommes tous les deux hilares… Et même si seulement deux ou trois photos ont pu être faites, la somme des informations recueillies est conséquente. Michel a rembobiné les cassettes pour vérifier les enregistrements, tout est dans la boite !

 

Finalement c’était vraiment un blocage raté ! Mais pas pour nous …

 

Frédéric Oros

 

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(*) TEL : Tracteur-Erecteur-Lanceur : véhicule avec un tracteur intégré qui peut transporter, élever en position de tir et tirer un ou plusieurs missiles. Ces véhicules existent pour les missiles sol-air et missiles sol-sol.

 

 



29/10/2020
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